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Marcelle Cahn ou la confidence de l’art

Jean Edelbluth, Septembre 2016

 

Faut-il se réclamer d’un peintre presque déchu par les années, pour qu’advienne cette posture de joie, pudique, grâce à laquelle on peut affuter la part d’influence des grands maîtres selon ce qu’ils ont perçu des subtiles vibrations de leur temps ?

C’est dans ce mouvement d’affection que l’on s’empresse de tirer à soi la couverture qui redore le blason intérieur, auquel le jeune artiste est dévoué.

Surtout lorsque ce blason paraît pour l’heure encore en demi-teinte, joyaux qui ne connaît pas son poids, sa signification. Alors trouver chez un autre individu cette pesanteur, là où la portée des jours vécus dans un recours au sens immédiat est induit dans l’acte de peindre et de composer avec des éléments de la vie quotidienne, voilà déjà l’expression d’une aventure stimulante.

Je ne parlerai donc pas de peinture dans le chemin de ses couleurs, mais de la couleur qui nous prend à la gorge, dans cet intervalle dense comme la lumière, depuis le leg d’une époque jusqu’à l’investissement de soi pour en découdre avec ce qui est dit dans et par la couleur.

Et je crois avoir trouvé en la personne et l’oeuvre de Marcelle Cahn un pivot tout à fait central afin que soit ajusté, dans mon propre rapport au monde, la pose, le port de tête, la posture et l’affection durable somme toute, envers ma pratique artistique.

Il existe cette vidéo qu’internet rend accessible, mettant au jour la vision de Marcelle Cahn, si bien qu’elle m’est apparue presque par hasard, dans le flot de visionnage que je m’imposai pour étancher ma soif de trouver une filiation peut-être, une démarche assurément susceptible d’accompagner mes recherches plastiques. Marcelle, l’impromptue de Strasbourg, porteuse de cette singulière approche que l’on croit adopter amoureusement, tandis qu’elle rallume avec une efficacité désarmante la douce braise abandonnée dans le nid de l’enfance. Et ce brasier que tout artiste espère attiser de sa verve, la septuagénaire, hésitant à poser sa voix sur des réponses potentiellement déterminantes, en caresse les flammes avec malice en parlant de solitude. Comme si le feu de l’inspiration pouvait se cartographier sur une grille de jours joyeusement dépouillés.

Alors tenter de comprendre et de saisir ce que cette femme résolument seule à défendre son rôle de sismographe de l’âme, est un gage heureux pour qui veille à tapisser son chemin de solitude d’un agrément de joie. Parce qu’au fond, c’est sa propre finitude que l’on entame doucement en scrutant la vie des autres.

Délaissant tout arsenal de matériau noble pour accompagner son geste créateur, Marcelle Cahn préfère poser l’essentiel d’une rythmique intérieure sans doute, usant de gommettes comme si l’ombre des planètes s’infiltrait dans ses petits papiers. Des cartes postales aux supports recyclés de ses pastilles adhésives, ainsi que des enveloppes pour transposer l’idée d’un espace dont la grandeur insondable se serait égrenée là, sous l’apparente simplicité des choses.

Rien que le choix d’une enveloppe invite au lyrisme, objet destiné au rebut après usage, cependant que l’artiste reclasse son intérêt au rang d’espace privilégié, grâce à quoi le lecteur-spectateur peut y glisser son désir de rêve. La métaphore ainsi mise sous plis me permet « d’ouvrir » ses oeuvres comme autant de lettres spatiales où sa voix s’est repliée, attentive à son coup de force : car dans l’énergie à faire émerger d’autres mélodies aux partitions discrètes, elle a pris le risque de se rendre totalement disponible à la vie, et donc de se sauver d’une position quelque peu fermée par les sillons qu’un mouvement artistique particulier aurait creusé à sa place.

Guidé par une intime conviction de se tenir en retrait, dans la réticence de soi, l’artiste demeure à l’écoute de sa voix retentissante. Partant, sous cette trajectoire aux accents monacales, dont l’isolement volontaire et la désaffection de la vie bourgeoise tracée par l’héritage familial n’ont de cesse de fixer mon admiration, j’hésite à remblayer le caractère doucement mélancolique qui à trait aux questions plus personnelles (le célibat...).

C’est là un puissant recours, tel que le définit l’écrivain Virginia Woolf à propos du processus de la création (littéraire) : « ...sa situation est précaire. Il doit s’exposer à la vie ; [...] Mais à un moment donné il lui faut quitter la compagnie et se retirer, seul, dans cette pièce mystérieuse où son corps s’affermit et atteint à la permanence par le biais du processus qui, s’ils échappent au critique, exercent sur lui une si profonde fascination. » (L’écrivain et la vie, article paru le 7 nov. 1926 dans le New York Herald Tribune. Traduit de l’anglais par Elise Argaud).

Avec le blanc, le noir et le gris qu’elle affectionne et considère comme des couleurs promptes à soutenir humblement non pas les contours mais la plénitude de l’espace-révélation. Le blanc, c’est la gravité qui desserre ses liens tandis que le noir en attire la sentence. Une couleur s’apprivoise dans le jeu des espaces auquel la trace laissée par la mémoire a donné forme.

Tout dans son oeuvre nous place au seuil de l’intuition, laquelle nous désole de ne pouvoir la fixer. Dès l’instant que cette impression devient persuasion, le langage agglutiné dans ses collages s’allège et nous pousse sérieusement au poème. Ainsi Marcelle Cahn ne compose pas, mais dépose toute une lignée de formes communes, en ayant pris soin de les habiller d’un supplément poétique. Parce qu’elles offrent une possibilité de développement dans l’esprit de celui qui regarde ; l’artiste use du geste abstrait sans s’opposer à la nature, s’efforçant de livrer une impression calme et stratifiée d’innocence que la nature peut donner à penser. Elle dit l’animation qu’on perçoit l’été dans les champs aux balles de foins rondes comme des gommettes. Elle dit aussi la discipline quand on place des fruits sur un fond de tarte. A vrai dire, la forme de ces pastilles qu’elle s’accapare jusqu’à les couper en demi-lunes, les superposant, démontre une intention simple et non truquée d’avoir part à la vie. Immédiatement. Et les couleurs brutes, industrielles des gommettes, participent de cette disposition à ne rompre aucun lien avec l’expérience, dans son sens primaire.

Sans perdre de cette avide curiosité qui jalonne le socle de beauté mûre fondé par l’artiste, regardons encore les dessins aux crayons de couleurs. Rien de bruyant, rien qui ne s’impose, sinon le principe de l’indétermination que laisse transparaître le brouillard dans son mouvement de dissipation. Et ce qui trouble ici, c’est que l’on devine la volonté de Marcelle Cahn de s’affranchir toujours dans un geste intuitif et presque hasardeux, de toute évocation pittoresque. Ce qui est digne d’être donné à voir ne semble pas catalyser son désir créateur. Cependant il me plaît de voir dans l’expression de sa désinvolture bien guidée, un marqueur de maturité. Une pleine autonomie aussi, consciente de sa vulnérabilité, ce qui ajoute très dignement à l’envergure de sa grâce tout l’intérêt que l’on se doit aujourd’hui de lui accorder.
Parcours urbain « Sur les traces de Marcelle Cahn à Strasbourg », cliquez ici. Pour vous procurer la brochure « Rencontres avec Marcelle Cahn », cliquez ici.
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